Je suis Christine

Je suis Christine.

17 octobre 2019

Pour l’instant, tu restes dans la course
mais à quel prix ?
tu te distends tu t’arc-boutes tu te torsionnes
sans répit tu t’emploies t’optimises et te condenses
en bris de givre à l’intérieur de toi-même —ton armature.
Penses-tu seulement à respirer ?

Ils ne savaient pas que c’était impossible alors ils l’ont fait (1). As-tu, comme moi, réceptionné cette phrase la veille des vacances d’été sur ta boite de messagerie professionnelle ? Jusqu’où imaginais-tu pouvoir résister à cette charge d’impossible ?
C’est le week-end. L’as-tu fait avant ou le fais-tu maintenant ? Tu signes ta lettre et tu l’imprimes en une trentaine d’exemplaires. Tu l’as forcément fait avant. Tu as mis chaque lettre dans une enveloppe affranchie. Monsieur l’Inspecteur, Mesdames et Messieurs les Directeurs et puis tu as cacheté les enveloppes. Combien de temps t’a-t-il fallu pour te rendre jusqu’à la boite-aux-lettres la plus proche ? Tu as sorti les lettres de ton sac, Monsieur l’Inspecteur Mesdames et Messieurs les Directeurs et tu as levé le bras pour les glisser dans la fente de la boîte. As-tu seulement pensé à respirer ? Tu as repris le chemin de ton école. Ouvrir le portail. Fermer le portail. Ouvrir la porte. Fermer la porte. Déconnecter l’alarme.

Tu es seule dans le hall face à l’escalier central, embrassant une dernière fois du regard les dalles ocres siennes bleues et les volutes en fer forgé qui bordent l’escalier art-déco. Ton établissement est inscrit à l’inventaire des monuments historiques. C’est une chose que l’on apprend lorsqu’on tape le nom de ton école sur le moteur de recherche, une architecture conçue pour soigner en faisant entrer l’extérieur vers l’intérieur.

Quel mur suffisamment étanche contiendrait pour toi les assauts répétés du présent injonctif ? Aujourd’hui est un hier recommencé dont tu noircis la case sur ton calendrier. Il y a bien longtemps que tu ne sais plus dire quand s’arrêtera le décompte des jours. Mardi. Mercredi. Jeudi. Vendredi. Samedi et dimanche saturant ton intérieur de l’inépuisable perspective du lundi.
Laperspectivededevoirfaireletableaudesréunionslaperspectivededevoirfairelesélectiondesparentsd’élèveslaperspectivededevoirfairedesplansdesécurité. Tu t’es réveillée ce matin avec une boule à la gorge.Laperspectivededevoirattendrepourvoirmonmédecinpourlatouxquimempêchededormirdepuisplusieursjours. Ne ferais-tu pas une petite déprime Laperspectivededireencoreunefois enconseilque lesenseignantssontlesseulsàquil’employeurnefournitpasloutildetravail. Depuis ce matin une envie de pleurer. Laperspectivesdetouscespetitsrienquioccupentà200pourcentnotrejournée (2).
Depuis quand ta fatigue est-elle devenue ce mal incurable gangrénant la perspective de chaque jour à peine entamé?

Tu montes l’escalier sans hâte, laissant peu à peu glisser l’usure de la rambarde sous ta main. Saurais-tu encore retrouver le prénom des enfants dansant sur la fresque murale accrochée sur le mur face à toi ? Tu reconnais Jeyan, Isabeau, Yannick, pour ce dernier as-tu bien fait ? Il n’avait pas cinq ans lorsque tu l’as signalé et que les gendarmes sont venus le chercher à la sortie de l’école pour l’emmener jusqu’au foyer.

Tu l’as protégé.
Mais toi qui t’a protégée ?

Tu es une directrice épuisée gravissant les marches d’un pas lourd. Cinq mètres, c’est haut, ce n’est pas si haut. Suffisamment haut pour qu’une salve de toux t’arrache la poitrine sur le palier. Tu te plies en deux, te redresses, tu fermes les yeux en essayant de récupérer ton souffle. Tu penses à la liste des choses que tu n’auras pas à faire ce lundi. Appeler les parents de G. pour leur annoncer que leur fils de trois ans est soupçonné à tort d’avoir mis son doigt dans l’anus de T. trois ans lui aussi. Remplir ce fichu tableau de structure qui ne sert à rien ni à personne. Répondre aux mails, signer des lettres recommandées, décrocher ton téléphone. C’est lundi, la directrice sèche les cours, ne me dis pas que c’est ta première fois ?
Tu traverses le plateau central de l’étage, le fais-tu d’une traite ? Tu poses ton sac. Enjambes le garde-corps.

Ne rentrez pas. Appelez les pompiers. Tu as pensé à tout y compris à l’effroi de la gardienne lorsqu’elle découvrira lundi, dans le hall, ton corps figé dans une dernière ponctuation.

Tu n’es plus allongée sur les pavés ocres bleus siennes du hall mardi, à l’heure de la distribution du courrier. Répondre au téléphone appeler les parents de F. pour leur dire que leur fils est tombé ce matin dans la cour envoyer le tableau de structure recontacter le service de la petite enfance au sujet de M. qui est encore arrivée en pyjama à l’école ce matin organiser les élections des parents d’élèves… tu ne le fais plus alors qu’eux le font encore. Ils réceptionnent le courrier du matin. Monsieur l’Inspecteur Mesdames et Messieurs les Directeurs décachètent la lettre et entrent jusqu’au bout du bout de tes mots : je remercie l’institution de ne pas salir mon nom.
J’imagine cela : l’arrêt brutal de l’ordre des priorités du temps. Se pourrait-il qu’il en soit autrement à la réception d’une lettre que l’on sait d’outre-tombe ? Le téléphone sonne et ils ne répondent pas. La sonnerie de récréation retentit, ils ne se lèvent pas, j’imagine cela. Combien la tête dans leur bras, combien poussant un cri, combien restant sans voix devant l’écran saturé de leur machine à traiterproduiretransmettrerépondreremplircompterréférervaliderjustifierpondreexécuterrelayer ? Combien sont-ils à se demander combien de trop avant que l’urgence ne les pousse à combien de pas du bureau jusqu’au garde corps bordant la fenêtre de droite?

Nous sommes des milliers.
Rassemblés de tes mots.
Des dizaines puis des centaines chaque soir dans la cour de ton école.
Combien de naufragés accepterions-nous de sacrifier dans la tempête ?
Nous sommes, de façon indénombrable, ces mains agitant des pancartes au-dessus de nos têtes.

Je suis Christine.

Myriam Sonzogni
https://myriades.xyz

(1) Mark Twain

(2) Texte librement adapté de la lettre de Christine Renon 21.09.2019

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