Tes filles

Le poème qui suit, tes filles a été sélectionné en 2023 par un jury citoyen et en 2024 par un jury lycéen dans le cadre de l’évènement : J’aimerais vous lire porté par la compagnie Actémo.
Ce poème appelle à la transformation de nos regards sur les façons d’être femme ou de ne pas l’être. Faire société implique désormais de faire évoluer nos représentations collectives en accueillant nos identités non binaires non figées. Puisse ce poème être lu et entendu comme un soutien à celleux qui aspirent à pouvoir s’épanouir sans être assigné·es, dans un sentiment de justice, d’adelphité et de dignité.

Tes Filles

Tes filles ne sont pas des gentilles jolies poupées.
Tes filles laissent leurs poils recouvrir leur ventre rond.
Elles vernissent leurs griffes et font briller leurs crocs
comme d’irascibles lucioles déchiquetant le voile des vertus sombres.
Tes filles sont impudiques. Quand elles se penchent,
leur cambrure éveille l’indignation des corneilles et elles rient,
dressant leur majeur au ciel
dans un geste de défi.
Tes filles sont fières et insolentes.
Leur front se dresse dans un sourcil d’écume
invitant le mouvement d’une marée.
De quoi auraient-elles honte ?
Leurs mains vont où elles veulent.
Sauvages, indomptées,
tes filles s’explorent en marge
des fers qui repassent et plient
depuis des siècles, les corps
amidonnés. Vois-tu leur silhouette danser
sur le ciment des prisons ?
Tes filles sont libres.
Elles font valser les regards par-dessus leurs épaules,
et tendent leurs chairs jusqu’à découdre
maille après maille, les lignes d’un monde
étriqué. Amples, belles et débordantes, tes filles réclament
un univers -à- mesure qui les acceptent et les reconnaissent
comme elles sont — amples, belles et débordantes,
dotées d’un appétit
incontrôlable d’horizons
pimentés. Tes filles sont fières,
presque sans complexes. Leurs pieds nus battent le courant de l’eau
tandis qu’elles s’imprègnent du chant des cascades
percutant les roches immobiles.
Tes filles sont poétesses mais ne le savent pas encore.
Peintresses aux doigts sauvages,
elles étalent leur sang de lune sur les statues de marbre blanc
et signent en vernis paillettes sur les socles d’argent.
Tes filles accouchent seules
ou n’accouchent pas de vérités qui n’appartiennent qu’à elles.
Souvent butées, parfois à contre-temps,
elles gonflent leurs torses et sortent leurs plumes épineuses
pour conjurer la peur.

Cette peur qu’elles ont encore
Cette peur qu’elles ont toujours
de marcher seules la nuit dans la rue
sous l’oeil des chasseurs
insomniaques.
Tes filles sont des louves
parfois désarmées
qui vacillent et tremblent
au souvenir de celles que l’on a
humiliées
brisées
séquestrées
tordues
oubliées
effacées
massacrées. Tes filles font des études qui leur permettent statistiquement
de mesurer leur risque d’être humiliées brisées séquestrées tordues oubliées effacées massacrées selon qu’elles soient noires blanches pauvres riches voilées dévoilées lesbiennes hétéros cis trans en règles sans papiers squatteuses sans abri…
Ont-elles besoin de chiffres
pour mesurer l’ecchymose sur leurs coeurs bafoués ?
Tes filles se regroupent, cousent et cicatrisent
leurs plaies de baisers,
de chants et de veillées
puis elles sortent dans la rue,
lèvent leurs poings
et apprennent à se battre.
Tes filles sont féroces
assurément sœurs
lorsqu’il s’agit de défendre leur droit à exister
avec évidence et dans la dignité.
Tes filles ne disent pas le mot de Femme pour dire toutes les femmes et faire taire
leurs singularités. Elles brandissent des pancartes
chamarrées et leurs cris ont la force
des espoirs embrassés.

Dis-toi bien qu’elles sont carnassières, tes filles,
prêtes à mordre
les mains muselières qui caressent leurs bouches.
Les dit-on extrémistes ? Tes filles
savent que les dés sont pipés
bien avant que la messe ne soit dite.
Elles n’attendent pas
sagement
que la parole s’ouvre
entre deux tours de voix rauque. Dans le vacarme, elles piaffent
et raclent leurs gorges bruyamment
pour interrompre les discours
des statues de granite.
Les dit-on hystériques ? Tes filles savent
que le silence les aime
alors elles réclament
— ici sinon ailleurs
que le silence s’accomplisse
et leur fasse place au sein des assemblées de parole.
Tes filles rougissent, tes filles bredouillent, tes filles cherchent leurs mots
— la bouche ouverte, simplement elles respirent,
pourtant leur souffle ne tarit pas.
Leurs mots sont de petites comètes qui frottent leur ventre au vent,
sifflent et bourdonnent
au-dessus de leurs têtes.
Elles parlent loin, elles parlent ensemble
s’écoutent, s’enchantent et se répondent
en langues volatiles.
Et lorsque leurs mots retombent
dans le silence amical,
il arrive qu’elles les enroulent sur leur doigt
et qu’elles écrivent en lettres-feu
sur le rivage des feuillets de la nuit.
Il arrive que leur feu se propage et que les mots anciens s’enflamment eux aussi.
Et que tu les lises. Et que tu brûles, toi aussi.

Tes filles savent que le langage
est puissant, qu’il peut les faire advenir,
sorcières, salopes, putes, monstresses ou invisibles. Alors, elles inscrivent
sur les marges des dictionnaires
des mots-piments
des mots-grenades
des mots-goupilles
implosant les grammaires
en petites paillettes dorées dont elles garnissent
leurs joues puis leurs paupières.
Tes filles improvisent
de nouveaux accords en corps différents.
Elles se tatouent s’impriment se percent ou se crochètent
se rasent se voilent se tressent taillent leurs moustaches
ou laissent pousser le poil en friche sur leurs peaux.
Se disent elleux, se disent ils, se disent elles
à mesure de leurs désirs d’être
ce qu’elles sont
fées ou sorcières
aux ventres-chimères.
Parfois tes filles ne rentrent plus dans le nom
que tu leur as donné à leur naissance
et il te faut faire le deuil de qui
tu as mis·e au monde.
Le doute mouille et tremble tes cils
lorsque fugitivement
tu regrettes le temps de tes anciens songes de mère.
Mais le vent qui souffle, rabat tes volets avec fracas.
Pourrais-tu seulement décliner le nom des tempêtes
présentes et à venir ?
Alors tu sèches tes larmes
et tu t’entraines à répéter, dans la rue, à voix haute
le prénom que tu ne leur as pas donné
mais qu’elles ils elleux se sont choisies
pour leur re-naissance.
Berce tes lèvres
et laisse jouer le vent
sur la cime des arcs-en-ciel.

Ont-elles encore besoin de toi, tes filles?
Tu reconnais la pâleur de leur voix
lorsque l’ombre absorbe leur fierté
sur le miroir des teints fatigués.
Elles sont seules et ne savent plus s’aimer
certains soirs,
quand il s’agit de sortir et d’affronter une fois encore
ces regards qui les montrent du doigt.
Certains soirs de trop.
Les murs compriment et broient leurs rêves de justice. Comment se suffiraient-elles d’être
le message sans réponse, la dernière à passer, le dossier non retenu, le problème à traiter, le pire ou l’absente des tracts publicitaires, un modèle en vitrine, la bonne copine ou rien du tout, juste un trait de moquerie sur l’écran ? Se suffiraient-elles encore d’être invisibles ou exposées?
Certains soirs, l’odeur des caves remonte et oppresse le parfum des bourgeons de la lune.
Ouvre tes fenêtres
écoute
réchauffe
et respire
avec elles
à l’unisson, l’air frais du grand large.
Redis-leur inlassablement qu’elles sont radieuses, vibrantes et fortes,
car elles sont radieuses, vibrantes et fortes.
Sors dans la rue
ouvre ta porte
et marche avec elles
fièrement
pour faire advenir
des mondes
au-delà du possible.
Tu es des leurs
elles sont tes sœurs
assurément.
Te sens-tu prête à renverser les lignes à l’horizon ?

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