Des empreintes textiles

Des empreintes textiles

Dans le cœur des fils s’effiloche l’adieu de l’hirondelle.
Quand cesserons-nous de vouloir combler les chants de l’absence ?

Il avait gardé les petites manies d’une vie de peu. Il ne jetait rien. Il usait ses chaussettes jusqu’à ce qu’elles crient béance puis il les entreposait dans une cagette de bois détrempée. Il gardait les vieilles huiles de friture, les graines du tournesol, le pain trop dur, le riz collant sur la paroi des casseroles. Avec tout cela, il préparait une mixture qu’il laissait figer sur la fenêtre aux premiers frimas. Avant que le froid ne s’installe, c’est ce qu’il faisait. Il ravaudait les chaussettes puis il les remplissait de préparation graisseuse. Il passait un fil sur les chevilles de laine qu’il resserrait de façon à dégager une boucle. Cela formait de drôles de fruits sur les arbres, oscillant avec le vent comme le ventre d’une pendule.
Son plaisir en hiver était de s’installer sur la véranda immobile. Certains jours, il pouvait rester là des heures durant. Il attendait qu’ils reviennent.

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Elle roule le drap précautionneusement pour découvrir ses jambes qu’elle lisse et masse dans le sens du fil. Sent dans la paume de sa main, la douceur de satin. Cette manie qu’il avait de l’attirer vers la langueur d’un matin gras. Elle sourit. Se renverse sur lui en prenant garde de ne pas froisser son corps. Se souvient. Les baisers sont l’hirondelle du matin disait-il. Elle place la manche de son bras sur son dos à elle et se blottit contre son torse immobile. Un instant, elle se garde enveloppée dans les ailes de ses manches aux bras légers pour accorder les petites chaleurs de peau à peau. Puis se redresse. Caresse le col. L’embrasse encore. L’une après l’autre, elle assoit ses jambes sur le lit, ajuste la chemise, reboutonne le col puis soulève son corps lourd amidonné. Prend appui, le retourne et installe son corps dans le fauteuil. Puis elle prend le journal et lui lit à voix haute les nouvelles de ce jour. Repousse ce jour encore la lecture des catastrophes.

Elle roule le drap précautionneusement pour découvrir ses jambes. Caresse du fil. Douceur de satin. Cette manie. Elle sourit. Dans la langueur d’un matin gras, elle se renverse. Prend garde de ne pas froisser les baisers d’hirondelle. Un instant, la manche se blottit sur son corps. Petites ailes aux bras légers. Petites chaleurs de peau. Elle reboutonne les draps lourds amidonnés. Se retourne et s’installe dans le fauteuil. Lit à voix haute les catastrophes de ce jour.

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LNG159A nage en plein océan, disséminant ses fils sans retenue. LNG159A est aussi léger que le plancton, absorbable et fluide. LNG159A ne déteint pas au lavage et résiste bien aux attaques gastriques. LNG159A est de conception durable.
LNG159A recherche la compagnie des vivants. Se souvient-il encore d’avoir eu un jour dix pour cent de fibres d’alpaga? Dans une autre vie, LNG159A était un gilet couleur grise. Désormais informe, LNG159A est devenu prédateur exclusivement plastique. Ses longues fibres surnagent sur le ventre de l’océan à la manière d’une méduses aux filaments gris. LNG159A sent autour de lui frémir la chaleur des vivants. Il s’étend langoureusement pour les attirer à lui. Dans le ciel, un goéland passe puis pique vers la surface de l’eau. LNG159A est saisi. Ce n’est pas son premier voyage ni sa première mutation. LNG159A tombe dans le bec d’un petit goéland qui l’absorbe goulûment. LNG159A polymérise. Il stagne et s’agglutine avec d’autres en un enchevêtrement plastique compact qui obstrue le petit ventre du goéland. LNG159A aime la compagnie des vivants. Le petit goéland crie de faim mais ne peut rien avaler. Quand il boit, LNG159A flotte et percute la chair des parois mais il ne se dissout pas.
LNG159A attend son heure. Le goéland mort, sa carcasse se déplume et s’ouvre comme la corolle d’une fleur d’anémone. LNG159A est de nature sociale. A l’air libre, il se sent seul. Il attend que la pluie vienne et l’emmène rejoindre les fluides marins.
Il peut attendre longtemps.
LNG159A est immortel.

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Son grand-père gardait les vieux vêtements pour Alfonse. Les chemises informes délavées, les pantalons déchirés, les foulards démodés et les bottes trouées… Alfonse n’était pas très regardant côté vestimentaire. Nino se souvient qu’une fois, ils l’avaient affublé d’une robe chasuble orange vif, d’un chemisier à fleurs et de collants turquoise. Cette année-là, Alfonse était devenue Alfonsine, l’année suivante, il était redevenu Alfonse, pantalon de toile bleu, chemise à carreaux déchirée, chapeau de paille et grosses bottes en caoutchouc. Alfonsine n’impressionnait pas assez les corneilles, selon les dires du grand-père. Une autre année pour plaisanter, Nino avait déguisé Alfonse en lui rajoutant un casque sur la tête, de grosses lunettes noires et une guirlande de CD autour du cou. Constatant qu’aucune corneille ne venait se servir dans le cerisier, Grand-père avait jugé que les CD étaient un accessoire dissuasif, capable d’intégrer la garde-robe d’Alfonse.
Nino avait essayé de refaire vivre Alfonse. Au printemps, il avait dressé des piquets en croix au fond du jardin et il avait cherché de la paille dans une ferme de la région. Avec l’aide des enfants, il avait ficelé les brins sur les piquets de façon à faire apparaître la forme d’un corps. Ils lui avaient enfilé une vieille chemise à carreaux, un pantalon de toile bleu, un chapeau de paille et de grosses bottes en caoutchouc dénichées sur un site de vêtements d’occasion. Alfonse trônait face au cerisier, avec son collier de CD qui envoyait ses rayons jusque sur les vitres du salon.
Les enfants venaient régulièrement rajouter un nouvel accessoire à Alfonse. Alfonse avait ainsi hérité d’une épée en plastique, de genouillères de skate, d’une ombrelle pour le soleil et d’un imperméable lorsqu’il pleuvait. Cela apportait une certaine animation dans la quartier. Les passants s’arrêtaient pour prendre des photos et les voisins venaient discuter par-delà la clôture. Tout le monde s’accordait à dire que c’était une belle initiative.
Nino aurait aimé se sentir joyeux.
Quand il regardait par la fenêtre du salon les CD briller au soleil, cela le rendait bizarrement triste. Alfonse ouvrait ses bras d’un geste pathétique.
Cela faisait bien longtemps qu’il n’y avait plus l’ombre d’une corneille à écarter du cerisier.

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En hiver, les gens tricotaient de long serpents de laine avec les vieux gilets. Au printemps, ils venaient envelopper les troncs de serpents chamarrés. Les gens venaient avec toutes sortes d’instruments. Ils s’installaient au pied des arbres et jouaient des nuits entières. Ils disaient que cela faisait revenir les oiseaux. C’est ce qu’on m’a raconté. Les premières à revenir étaient les grives. Ensuite venaient les loriots, les merles et les rouge-queues. Ils installaient leurs nids dans l’entrelacs laineux des troncs chamarrés. Les oiseaux réveillaient les arbres de leur torpeur hivernale. Des chants naissaient les bourgeons, des bourgeons naissaient les fruits, des fruits naissaient les festins de l’été.
Un arbre qui n’était pas honoré se figeait dans un sommeil de grisaille, stérile et sans rêve. Et finissait par devenir lui même gris, stérile et sans rêve. C’est ce qu’on disait.
Je pensais que la coutume s’était perdue avec la disparation des oiseaux.
Pendant la crise, j’ai vu refleurir des mitaines sur les poteaux électriques. Je n’ai pas fait tout de suite le lien, au début à vrai dire, j’avais la tête ailleurs. On bloquait les incinérateurs, les autoroutes, les centrales nucléaires, on démontait les grilles et on cassait les barrages. Il y en a eu un puis chaque jour un autre. Ces poteaux endimanchés, c’est devenu viral à force. Les gens en parlaient. Ils se sont mis à garder les restes de laines. Le soir, celles qui savaient y faire apprenaient aux autres. D’autres poteaux ont été recouverts. Ces couleurs, qui intégraient nos luttes c’est comme si elles retricotaient pour nous des présences oubliées.
Le geste qui honore fera-t-il remonter la sève dans les troncs de métal ? A ce moment-là, y a-t-il une chance pour que les oiseaux reviennent ?

*

On avait perdu sa trace. Le monde a tellement changé que voulez-vous  ? Certains ont réussi à s’adapter c’est vrai c’est vrai, mais combien d’autres… on ne sait pas ce qu’ils sont devenus. On est plusieurs… on est une communauté de gens passionnés. A force de suivre leurs traces, on tombe sur des individus, parfois des colonies entières… là, j’avoue on est heureux. On se dit qu’il y a encore de l’espoir.
Je suis tombé sur cette photo par hasard. C’était juste une décharge abandonnée comme on en voit partout sur la planète en ce moment mais dans le coin, là vous voyez ? Cet amas de déchets bleu turquoise, vous le voyez ? Si je zoome un peu plus, là, regardez, le bouchon, les capsules, la fourchette en plastique, le foulard, les chaussettes de laine… a priori rien de spécial sauf leur couleur. Tout ce qui est là est bleu turquoise. Il pourrait s’agir d’une coïncidence, d’une manie de chiffonnier sauf que si vous déplacez un peu la molette sur la gauche en zoomant… vous voyez cette espèce d’arche qui s’élève ? L’enchevêtrement de câbles électriques, là ? C’est lui, j’en suis sûr, c’est sa marque de fabrique. Le jardinier satiné construit son nid sur le sol en forme de berceau. Traditionnellement, il construit l’arche avec des brindilles de bois mais où voulez-vous qu’il trouve des brindilles ici ? Il a pris ce qui lui tombait sur le bec.
Le jardinier satiné, oui, tenez je vous montre des photos d’avant, c’est lui, là. C’est un oiseau incroyable !
Une fois qu’il a construit son arche, il rassemble autour du nid, des objets pour attirer la femelle. La femelle a les yeux bleu turquoise, alors pour lui plaire, il sélectionne des objets de la même couleur que ses yeux. Vous voyez l’intensité de ce bleu ? Une fois qu’on l’a repéré, on ne voit plus rien d’autre.
La photo date de plusieurs mois… J’ai essayé de contacter la personne qui l’a prise mais elle n’est plus sur le terrain depuis longtemps. C’est pour cela qu’il faut absolument que j’y aille.
Je veux aller voir ce qu’il en est. S’il est encore là sur la décharge.
Peut-être a-t-il réussi à attirer une femelle et dans ce cas…
la promesse de ce bleu est incroyable, vous ne trouvez pas ?

*

Les enfants se taisent. Un seul geste, ils savent.
Il ne viendra pas. Du reste ils ne savent rien. Aucun d’entre eux ici présents ne sait ce qui se passe quand l’air répercute le sifflement d’une aile qui s’élance. Ici présents, sont nés à l’ombre d’arbres silencieux qui ne sont plus même des arbres. Ici présents les enfants se taisent bien trop souvent, leurs bouches recouvertes d’un bec de tissu pâle qui bande la plaie du silence. Viendra-t-il aujourd’hui sauver les rêves de l’année à venir ?
Une enfant dira, il m’a enjambé je l’ai senti j’ai senti ses ailes me frôler. Sa parole restera sans écho. Personne ne voudrait croire qu’il puisse seulement arriver. L’oiseau apparaît, c’est tout.
Il est là au milieu de la place, les ailes repliées sur lui-même. Il est là.
J’ai vu ses plumes frémir, quelqu’un dira, il tournait tellement doucement sur lui-même, c’était une spirale de feu c’était un tourbillon d’eau c’était un œuf aux couleurs de l’arc-en-ciel, quelqu’un dira as-tu déjà seulement vu un œuf ? il y aura du silence ensuite.
L’oiseau tourne sur lui-même de plus en plus vite puis d’un coup s’arrête et gonfle ses ailes imperceptiblement. La place bourgeonnait de vertiges, quelqu’un dira, c’est comme si l’espace s’était mis à tourner lui aussi. L’oiseau a toujours la tête repliée dans ses ailes jusqu’à ce que tout à coup. J’ai vu son bec noir j’ai vu ses yeux rouges j’ai vu sa barbe soyeuse j’ai vu comme il me regardait, quelqu’un dira, son bec était quand même un peu effrayant, non ? Un enfant se met à pleurer. L’oiseau tourne la tête. Son bec ronge l’épaisseur du silence. L’enfant sanglote, l’oiseau s’immobilise. J’ai eu peur qu’il ne s’enfuit, quelqu’un dira peut-il venir ensuite lacérer la nuit nos visages endormis ? Mais l’oiseau s’approche doucement de l’enfant. Il couche la tête sur le côté, cache le crochet de son bec noir dans le duvet turquoise de ses épaules. L’enfant ne sanglote plus. L’oiseau gonfle sa collerette de plumes bleu et lentement il ouvre ses ailes. Ces ailes c’était… comment dire, quelqu’un dira il y a des choses qui ne se disent pas ailleurs que dans son propre cœur.
L’oiseau bat des ailes et c’est comme si le ciel chutait riant sur le sol. C’est de la magie, ce ciel qui se renverse, quelqu’un dira, à cet instant le ciel a fait de nous des oiseaux.
L’oiseau fait le tour de la place, battant des ailes. Son cou avance et puis recule, martelant l’espace de petits coups de bec nerveux. C’est comme s’il déchirait le bâillon invisible de l’air, chaque assaut de son bec fait sourdre des jets sonores qu’il recrache autour de lui. C’est monté comme le vent quand il s’énerve et commence à siffler, quelqu’un dira c’est entré à l’intérieur de moi comme un grand tourbillon, à l’intérieur de moi tout s’est mis à danser comme si j’étais le ciel pris dans le chant d’un oiseau, c’est beau quelqu’un dira. C’est comme si tes mots faisaient revenir l’oiseau parmi nous.
Personne n’a vraiment vu quand il est parti. Le sol rejoignait le ciel en une épaisse nuée. L’instant d’avant, l’oiseau sautillait sur la place en agitant frénétiquement ses ailes. Il faisait battre le cœur de la poussière. Quelqu’un dira, c’est comme si nous étions devenus aveugles, comme si nos yeux avaient migré partout ailleurs sur notre peau. L’air vrombit et puis se tut, quelqu’un dira, c’est comme si en un instant, le monde avait chaviré.
Le silence goutte en fines larmes de poussière sur les paupières immobiles. Les yeux sont gris, les yeux sont turquoise, les yeux s’emplissent du bleu qui tombe du ciel. Les enfants sautillent, ils agitent leurs bras pour essayer d’attraper la plume qui virevolte au-dessus de leurs têtes. Ils font comme l’oiseau dit quelqu’un, ils ouvrent leurs ailes. La plume atterrit sur les rémiges d’une toute petite main qui se tend et se crispe en poussant des cris joyeux. Quelqu’un dit, il est là, l’entendez-vous? entendez-vous persister dans l’air le chant de l’oiseau? Sur la place, les gorges frémissent de mots turquoise. Quelqu’un dit, et si l’oiseau nous demandait de le rejoindre?

Myriam Sonzogni
juin 2023

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