Dans la forêt de loques

Dans la forêt de loques

On entendrait la lune laper la rosée dans le creux des écorces. La forêt exhale une humeur de linge détrempé, entraînant le nez dans un vertige olfactif entre moisi, rance, odeur de sueur et de terre, parfums de décomposition. Le noisetier, le bouleau, l’orme, tous trois courbent sous les bourgeons de tissu. Le vent frotte et balance les vêtements suspendus. Les arbres retiennent leur souffle. Tout à coup dans la clarté langoureuse, une branche craque, la lune sursaute. Un corps s’avance, lourd, impatient. Odeur de boue, de merde et de sueur fétide. Le sol se cabre sous le groin qui furète et s’approche, le bouleau frémit. A l’extrémité d’une de ses branches, balance un pull rouge sombre à capuche. L’animal fouille, piaffe et éructe. Enroulé sur la branche, le pull attend, immobile. Quelques pas encore, la bête s’empêtre. Cornes piégées, rouge la laine, le pull s’intronise coiffe. La tête secoue, s’emmêle, le piège se referme. La bête tire, l’autre s’agrippe, tire encore, la branche craque, le pull chevauche l’animal et l’enserre. D’avant en arrière, de gauche à droite, groin contre terre, racle, piaffe et éructe, la nuit s’ébroue furieusement. La bête aveuglée rue, couine et choque le tronc de l’orme. Se frotte, piaffe et éructe. La lune se déchire dans un long cri de laine. Quelques gouttes de sang tombent sur le sol, l’orme rougeoie. La bête tire encore, grogne encore, se frotte encore jusqu’à extirper son museau du marécage de la brume. Capuche au sol, inanimé, le pull s’effiloche en longues mailles de sang. L’orme se redresse. Le corps s’éloigne, une branche craque, le silence revient. Au loin, on entend sonner la cloche d’un matin.

Les arbres se rendorment, chargés d’étoffes et de peines.

*

Vous parlez de la forêt de loques près de la route départementale ? Sûr, je passe devant, j’y passe pour aller au boulot, alors oui, je vois tout ça oui. Je les vois moi depuis la route, ces gens qui viennent accrocher leurs loques sur les arbres. Moi, pour tout vous dire, ça me dépasse. Qu’il suffirait d’accrocher sa loque sur l’arbre pour faire guérir ses proches… Franchement, vous y croyez vous à ce genre de superstitions ? C’est des croyances de bonne femme tout ça. Ça fait soixante ans que j’habite ici, croyez-moi si le coin était spécial, je le saurais. Ma femme est morte d’un cancer il y a dix ans. Vous pensez que j’aurais été mettre sa chemise de nuit sur un arbre ? Pour quoi faire ? Pour que ma femme grelotte toute nue sur son lit d’hôpital ?

Je n’ai pas de temps à perdre avec ces sornettes.

Moi tout ce que je peux en dire c’est que si j’étais le maire, je ferai disparaître tout ça vite fait bien fait.

Faut penser à l’image qu’on donne, toutes ces loques qui pendent aux arbres, ça fait mauvais genre, franchement, vous trouvez pas ?

*

Je n’ai pas beaucoup de temps, désolé. La luzerne, elle se fauchera pas toute seule. Si vous voulez discuter, allez voir ma femme, la ferme est plus loin sur la gauche. Si elle est dans un bon jour, elle vous répondra, sinon faudra voir ailleurs.

*

Il exagère toujours. Il sait que j’aime bien parler alors c’est pour ça qu’il vous envoie, pour avoir la paix quand il rentre. C’est un fichu taiseux, il n’a jamais quitté sa campagne. Moi, j’ai grandi à la ville plus loin, c’était une autre vie. Je dis pas que je m’ennuie…. mais depuis que les enfants sont partis… ça fait bizarre parfois. Qu’est-ce que vous voulez savoir au juste ?

La petite forêt à côté du pré ? Je n’y vais pas trop, c’est surtout mon mari qui s’occupe du pré. Au début je pensais que c’était un campement comme on en voit plus loin à côté de la frontière. Je me suis dit, ben là maintenant, ça vient chez nous, c’est sûr, qu’est-ce qu’on peut y faire ? Ces gens-là, c’est comme le vent, ça passe, ça remue, ça enlève, ça déplace sans cesse la poussière autour d’eux.

Je parle en connaissance de cause… mais entrez donc, je vous prépare un café ou une tisane, qu’est-ce que vous voulez? Vous voulez une part de gâteau ? Il m’en reste une part d’hier… Oui, pour revenir à cette histoire, c’était quand ? Il y a six semaines, je crois.. je me souviens, la veille il avait plu, la cour était boueuse, le matin, j’ai vu des traces de pas qui se dirigeaient vers le poulailler. Ils m’ont laissé deux œufs, je n’ai pas su s’ils avaient pris des tomates dans le jardin.

La deuxième fois, le chien a dû les sentir car il a aboyé, je dirais quoi, vers dix-onze heures ? Parfois ça lui prend pour une biche, un lapin… on ne se lève pas à chaque fois, sinon on se rendrait fous. Le lendemain, j’ai vu d’autres traces dans la cour. Des grandes et des petites. Cette fois-ci, les pas se dirigeaient vers la grange. Je pense qu’ils ont dormi là puis qu’ils sont repartis avant le lever du jour. Il me manquait une poule en plus des œufs.

Depuis, la nuit, je suis aux aguets. Au moindre bruit, je me lève et je vais voir à la fenêtre. Je ne pense pas qu’ils soient revenus mais bon, difficile de savoir. En ce moment, le sol est trop sec pour qu’on puisse voir la moindre trace de pas au matin.

Mon cousin m’a dit de mettre une caméra, mon mari n’est pas chaud mais bon, s’ils continuent à passer, on fait quoi ? A la radio, ils disent qu’il en arrive de plus en plus avec les poches remplies de sable et de cendres. Des semences de mauvais augure qu’ils disent, faudrait pas trop qu’ils s’installent et ruinent nos champs de fourrage, comment on ferait nous, après ? Pour l’instant c’est que des œufs, une poule mais après ? Qu’est-ce qu’ils prendront après ça ?

C’est pas simple cette question… Parfois je me dis, comment repousser les ombres lorsque celles-ci marchent d’un pied si léger sur le sol ?

*

La lumière s’égoutte en confettis jaunes sur la trame des vêtements suspendus. Sous l’orme qui le soutient, le petit pyjama bleu à rayures n’est pas seul. Une forme veille, immobile comme un début de montagne. Le pyjama bleu balance. Le vent frissonne le voile recouvrant le corps agenouillé. C’est une femme. Mains jointes, elle psalmodie, berçant ses lèvres sur un rayon de lumière. L’orme se penche. Le vent gonfle le pyjama bleu. Dans la clarté, un enfant apparaît, suspendu. La femme tend ses bras, caresse le petit ventre de coton d’un geste bleu, rayé, suppliant. La branche de l’orme frémit. Le vent retombe. Le pyjama se languit. La femme referme ses bras. Sur le sol, une montagne s’affaisse, recouverte d’un grand voile bleu lavande.

L’orme se détourne.

La clarté pleure.

*

Je ne passe plus par la forêt. Je sais c’est plus court par là mais je n’y passe plus c’est tout. Ce n’est pas seulement une question de temps, je vous dis, c’est juste que bon, je ne sais pas pourquoi vous insistez autant. On voit bien que vous n’êtes pas du village, vous. Vous pensez qu’ici les gens répondent aux questions qu’on leur pose ?

*

Excusez-mon retard, c’est à cause des travaux, ça m’a fait perdre du temps sur la route. Que voulez-vous savoir au juste ? Ce bois est dans notre famille depuis quatre générations. Mon mari en a défriché une partie pour pouvoir mettre des prés en fermage. Cette partie-là, bien sûr on ne pouvait pas y toucher alors on l’a laissée telle quelle. Il y avait un vieil orme, il datait de 1857, on a dû le couper il y a dix ans, à cause de la graphiose. Ça m’a arraché le cœur. Du coup, j’en ai replanté un autre, il y a cinq ans. J’espère qu’il arrivera à grandir avec toutes les loques que les gens viennent y mettre. Les arbres étouffent mais qu’est-ce qu’on peut y faire ?

Les croyances c’est comme le lierre. Plus on essaie de les couper, plus elles reviennent s’accrocher. J’en ai pris mon parti. Si ça peut faire du bien aux gens, par les temps qui courent, c’est déjà ça de gagné…

Si vous voulez davantage de renseignements, vous devriez aller interroger l’ancienne postière. Elle en connait long sur l’histoire de Sainte Marthe.

*

La forêt grelotte. L’orme, le noisetier, le bouleau ploient, leurs feuillages ruissellent. L’averse remplit les poches, engorge les cols, inonde les manches. Au pied du bouleau, dans une flaque sombre, un chemisier rose se noie. Plus loin, un peignoir gris s’affaisse, entraînant avec lui une branche du noisetier. Les prières s’égouttent en lourds sanglots de larmes sur le sol. Elles disparaissent sous la terre, avalées par les racines des arbres ou courent au loin rejoindre le lit de la rivière. Là où se dresse l’oratoire. Minuscule chapelle de pierre, toit en ardoise. A l’intérieur, protégée par des grilles, une statue de bois trône. La sainte est debout, les mains en prière, de longs cheveux noirs corbeau tombant sur ses épaules. Elle porte une robe couleur lavande. Son regard oblique est tourné vers les messages de marbre accrochés au mur de l’oratoire. Reconnaissance mon fils encore en vie merci ma sœur marche à nouveau merci je tiens mon enfant dans les bras merci sans toi les ténèbres merci tu es dans notre cœur.

*

Jusque dans les années cinquante, on la sortait chaque hiver pour la faire défiler dans les rues du village. On disait que la statue de la sainte purifiait l’air de ses miasmes. On pensait le geste perdu mais, depuis la crise sanitaire, la tradition refleurit. La sainte a été sortie deux fois l’an passé, trois fois l’année d’avant. Il y a des photos dans le journal de la commune.

Les loques, initialement, c’est autre chose. Cela remonte à l’époque des druides. On a retrouvé des poteries figurant des arbres chargés d’objets et d’étoffes. Si ça vous intéresse, allez voir à Lille au musée archéologique. La tradition des loques, le culte de la sainte, ici, tout cela s’est emmêlé. Cela vient comme une évidence… Marthe a toujours été considérée comme une force bienfaitrice veillant sur les corps et sur les âmes, alors, de là à lui confier les loques…

Ce que je peux vous dire d’elle ? Marthe était une jeune fille noble, née vers 1350 et mariée à un seigneur d’ici. Elle a mis au monde un bébé qui a été exposé près de la source, à l’endroit de la chapelle. Les enfants dont on ne voulait pas, ceux qui naissaient illégitimes ou porteurs de handicap étaient exposés c’est-à-dire confiés à la grâce de Dieu. Plus concrètement, ils étaient condamnés à mourir de faim, de soif ou à être dévorés par les loups. On dit que Marthe n’a pas supporté la perte de son enfant et qu’elle s’est enfuie du château pour venir s’installer ici, près de la source. Elle y est restée jusqu’à sa mort vers 1385.

Déjà à l’époque, les gens la considéraient comme une sainte. Ils venaient, parfois de loin, quérir sa bénédiction. Ils disaient que la sainte accomplissait des miracles, qu’elle guérissait les grands malades, chassait les épidémies ou protégeait les femmes lors des accouchements. En échange, ils lui apportaient des dons, de la nourriture et des vêtements. Lorsqu’elle est morte, une chapelle a été construite pour accueillir son corps. En 1903, Marthe a été canonisée et son culte est devenu officiel.

Je ne sais pas à quel moment les gens ont associé la tradition des loques au culte de la sainte. C’est venu tard. Les gens accrochent les vêtements aux arbres et puis ils vont prier la sainte, plus loin, à la chapelle. On dit qu’il faut que le vêtement ait été mis en contact, neuf jours durant, avec la partie infectée du corps des malades. Lorsque l’habit tombe à terre, c’est signe que le vœu a été exaucé. Cela peut prendre des mois bien sûr… les gens reviennent remercier la sainte lorsque leur malade guérit. Vous avez lu les ex-voto accrochés sur l’oratoire ?

*

Moi, j’y crois. Comment expliquez-vous sinon que la peste de 1499 ait touché tous les villages alentours sauf celui-ci ? En 1919, Wifreux est le seul village à avoir été épargné de la grippe espagnole. Tenez, plus proche de nous, le Covid… personne ici n’a eu le Covid, personne n’est mort, personne n’a été hospitalisé. Tenez, moi j’ai jamais été vacciné, je suis jamais tombé malade, c’est une preuve, non ?

Ici, je me sens protégé. C’est pour ça que je reste ici. Quand j’étais jeune, il m’arrivait de voyager en France ou ailleurs. En 1982, j’ai fait mon service militaire en Côte d’Ivoire et vous savez quoi ? j’ai attrapé le palu. En 1988, c’est en Espagne, on était partis en vacances, ma femme et moi et j’ai dû être opéré en urgence d’une appendicite aigüe… Tiens, encore une anecdote, en 1990, j’étais en Angleterre pour le travail, ça a pas loupé, je me suis chopé une pneumonie. Dès que je m’éloigne, il m’arrive un truc… ça veut bien dire qu’ici c’est spécial, non ?

Ici, une force qui nous protège, pour moi, ça ne fait pas l’ombre d’un doute. Alors oui, ça ne m’étonne pas que les gens arrivent de loin pour faire guérir leurs malades. Vous avez été voir la chapelle ? Si les gens reviennent remercier la sainte, c’est bien que ça a fonctionné, vous ne croyez pas ?

Je n’ai pas bien compris, pour quel journal travaillez-vous exactement ?

*

Sur la branche immobile, le foulard s’alanguit, réverbérant une lumière bleue autour de lui. Le vent frôle, le vent caresse, le vent berce, le vent réconforte et entraine. L’un après l’autre, les fils de soie s’extraient du bois, le foulard glisse, libre de toute amarre.Délicatement, le vent le prend, le détache et le dépose au sol.

La terre, recouverte d’un tapis de lavande, répond à l’appel du ciel au-dessus d’elle.

Quelle prière au loin est exaucée ?

*

Ce que je pense moi ? On nage en plein délire franchement… Sur les réseaux, ils disent comme quoi la sainte reviendrait ici nous prévenir des grandes catastrophes. Faut arrêter ces délires franchement. C’est quand le débarquement des extra-terrestres ? houhou revenez sur terre !

Je savais que les gens étaient tarés, mais à ce point ?

Y a un groupe qui se réunit tous les vendredis soirs à la chapelle pour prier, je sais de quoi je parle, ma sœur en fait partie. Feraient mieux de rester chez eux avec leurs proches, seraient plus utiles au moins. Franchement, y z’imaginent quoi ? Que la sainte va leur apparaître pour leur faire un topo de la situation ? Qu’elle sortira sa petite baguette magique pour les mettre à l’abri ? De toutes façons, on va finir cramés, irradiés ou suicidés… A moins qu’on se prenne une bombe sur la tête avant…

Alors moi, la sainte, ce que j’en pense…

*

Votre malade va mieux ? Excusez-moi, c’est juste que je pensais que. C’est la troisième fois que je vous vois ici dans le bois. C’est pas si fréquent qu’il y ait des gens dans le bois aux heures où j’y suis. Quand je vous ai vue hier allongée sur le sol, j’ai failli vous aborder mais je n’ai pas osé, vous allez bien ? Excusez-moi, je suis maladroite, forcément quand ont vient ici c’est que… enfin on ne vient pas ici pour rien.

Moi je viens pour ma nièce.

Le caraco blanc sur l’arbre, c’est à elle. Cela fait déjà un mois, je viens ici tous les jours.

Je préfère venir tôt, je voudrais pas que ma famille me voie ici. Ils sont tous un peu… enfin ils ne croient pas à ce genre de choses surtout ma sœur… Elle le prendrait mal, elle me dirait, occupe-toi déjà de ton salut, c’est ce qu’elle dirait. Je veux pas la contrarier surtout en ce moment. Je vois bien qu’elle s’inquiète pour sa fille. Je le vois rien qu’à sa façon de ne pas en parler. Comme si on ne savait pas que Maureen était à l’hôpital. Maureen c’est ma nièce. Elle a seize ans. Personne ne sait vraiment ce qu’elle a, si c’est dans la tête ou dans le corps. Elle reste allongée des jours entiers dans sa chambre, elle ne mange rien, pleure beaucoup, se plaint d’avoir froid même en été. On pensait tous que c’était l’adolescence, un mal d’amour, une petite crise passagère mais ça fait déjà six mois. La semaine dernière, elle s’est mise à avoir des plaques rouges sur le corps, très purulentes. Et surtout, elle n’arrive plus à marcher. Le médecin l’a envoyée à l’hôpital faire des analyses mais ils ne trouvent rien. Ils disent que c’est sans doute psychologique… paraît qu’il y en a beaucoup en ce moment, de plus en plus à ce qu’ils disent. Des gens qui sont malades de la vie qu’ils mènent. Ça fait peur quand on y pense, tout ce qu’on nous annonce pour l’avenir…

Mais, qu’est-ce qui se passe ? vous pleurez ? Je suis désolée, je ne voulais pas… attendez, ne partez pas, s’il vous plait… revenez…Vous oubliez votre foulard, là près de l’arbre…

*

Le ventre du sous-bois gargouille. La forêt craque, les feuilles se froissent, l’ombre glapit. Sur la cime du bouleau, une chouette hulule et puis se tait. La femme est agenouillée près de l’orme, les mains jointes. Ses cheveux noirs tressés bombent son voile. Un chant doux s’élève, porté par le silence du vent. On le croirait venu de très loin, comme l’écho d’une berceuse ancienne aux paroles oubliées. Le chant pénètre les étoffes, réchauffe les points de nouage. Le cœur des loques frémit.

La femme reste un moment dans l’ombre, agenouillée les lèvres resserrées, puis elle se redresse doucement, pose une dernière fois la main sur l’orme, rajuste son voile et s’éloigne vers la rivière.

Un petit pyjama bleu glisse à terre dans un mouvement imperceptible. Le silence sourit.

La nuit s’accomplit.

Myriam Sonzogni
juin 2023