Gilets jaunes – 17 au 26 nov. 2018

Gilles et John

Gilles et John

Ils sont là, sur le rond-point, ils bloquent le tunnel. Reconnaissables à leur gilet jaune.
C’est samedi. Je passe, je prends le tract — la France des inégalités, la France du ras-le-bol- je ne salue pas. Je suis plutôt méfiante. Je suis informée du mouvement, il ne se revendique d’aucun parti, ce qui n’empêche pas la possible récupération. Je ne suis pas preneuse, loin de là. Méfiante de la couleur politique locale. Ma moto me suce, l’État m’en… c’est grossier, c’est vulgaire et insultant. Aucun de ces mots ne rime avec aucun de mes mots. C’est samedi, je passe et je balance le tract en rentrant chez moi.

Dimanche. Je passe. Le tunnel est bloqué ce qui m’oblige à faire un détour. Le détour n’est pas un problème, cela fait partie du jeu de la contestation. Dé—rangement. Le détour questionne l’ordonnancement de nos vies, la contrainte choque nos routines. Dimanche, j’ouvre la fenêtre, il y a une dame, un monsieur. Je questionne. La dame me raconte sa précarité. Me parle des inégalités. Du prix de l’essence insupportable pour ceux qui ont de la route à faire. Je dis oui mais… prix du diesel contre le sur—plein de voitures, écologie écologie écologie… Je dis développer le covoiturage, développer les transports en commun. Oui mais… je dis les mots sur la banderoles, pourquoi ces mots-là qui éructent, crachent et insultent ? La colère est difficilement entendable lorsque les mots sont indignes. La dame dit qu’elle va relayer au groupe. Les pompiers arrivent, il faut dégager.

Lundi. Je passe. Le tunnel est encore bloqué. Je suis en retard à ma réunion. Deuxième rond point bloqué, un énorme bouchon. Par bonheur il est en sens inverse à ma route. A midi, entre collègues, nous discutons du mouvement. Nous sommes de la classe moyenne. Éduquée. Quand nous faisons grève c’est pour défendre une certaine vision du monde. Lutte, nous pensons : projet politique, utopie, solidarité, régulation. Gilets jaunes, nous nous disons les débordements, le flou des positions exprimées, la peur de la violence, le racisme éructé aux ronds-points. Quelque part en France des gilets jaunes ont empêché des personnes ciblées comme « noires » de passer et les ont malmenées. Dans quel monde vivons-nous quand la règle devient de retourner la violence vers les autres, ressentis comme plus faibles que soi ?

Mardi. Les feux persistent sur les ronds-points, le matin, le soir, je vois des visages emmitouflés, des mains qui saluent les voitures, celles aux gilets jaunes mis en évidence sous le pare-brise, j’entends les klaxons, les sifflets, les cris. Une question grandit qui est un inconfort. De quel côté suis-je ? Je me force à ne pas faire de détour quand bien même j’en suis tentée. Je passe, salue mais ne suis toujours pas du côté des gilets jaunes. Pourtant la lutte est là contre l’inégalité qui croit et dévaste. La lutte est là et je crois à l’égalité.

Mercredi. Je passe à midi, je passerai le soir. Je me dis que peut-être ce soir je m’arrêterai pour discuter. Les gilets jaunes sont toujours là mais ils ont dégagé le tunnel. Les feux s’aperçoivent de loin dans la nuit. Le soir passe, je suis pressée, il faut que je cherche ma fille. Le soir, quand la nuit monte, le courage décline.

Jeudi. Je pense aux gilets jaunes. Je pense lutte. Je pense précarité. Je pense injustice. Je pense que je suis d’un certain côté de la barrière : classe moyenne, éduquée, à gauche. Mais aussi d’un autre : fille d’ouvrier, sensible à cette violence que sont l’injustice, la précarité et le mépris social. Cela me fait pencher d’un côté puis d’un autre. Le pour et le contre. Il me paraît de plus en plus difficile de me cacher derrière le fait que sans doute, ceux du tunnel de ma vallée sont à l’extrême de mes idées. Je me dis que nous n’avons plus le temps pour cela, rester en de-ça de nos frontières. Nous n’avons plus le temps d’avoir peur. Car le temps d’apocalypse se nourrit de notre peur. Jeudi je décide qu’il faut y aller. Mais le soir, il faut que je fasse le repas pour mes enfants. C’est ce que je me dis mais la vérité est ailleurs : le soir, quand la nuit monte, le courage décline.

Vendredi. J’ai prévu une certaine marge. C’est le milieu du jour, une heure où l’inconfort paraît davantage supportable. Je m’arrête quelques mètres avant le rond-point et je vais à leur rencontre. Je n’ai pas de gilet jaune. C’est ce que je dis d’emblée. Je n’ai pas de gilet jaune car je ne suis pas sûre d’être de leur côté. Je ne suis pas sûre de ne pas être de leur côté. C’est la raison pour laquelle je suis là, pour poser la question : qu’en est-il ? La dame en face de moi est dans la lutte depuis le début, elle n’a jamais fait grève avant, elle tient. Cherche ses enfants à l’école, les fait manger, les couche et revient tenir la barricade. Ils sont là, une dizaine la nuit, elle reste de minuit à cinq heures trente, repart pour ses enfants. Elle explique sa galère, les enfants qu’elle élève seule, ses trajets pour les emmener à l’école, le matin et le soir, comment ferait-elle sans voiture, elle me dit les taxes, son boulot, son manque de boulot, la difficulté de la vie, l’injustice, ceux qui se gavent en haut tandis que les autres n’ont plus rien. Sa voisine enchérit sur la faible marge qu’elle a entre ce qu’elle gagne et ce qu’elle gagnerait si elle était au chômage. « Mais il faut le faire car notre travail c’est notre dignité ! » Les autres approuvent. Et bien sûr, il y a cette parole sur les profiteurs. Ceux qui vivent du chômage plutôt que de travailler. Cette parole que je ne partage pas. Quel chômeur a le rythme de vie d’un prince ? Et qui profite le plus ? Ceux qui grappillent les miettes du gâteau sans l’avoir payé ou celui qui se baffrent, mangent tout sans savoir ce qu’il restera de crème pour les autres.
Je demande : votre banderole, Macron démission, qui voyez-vous à sa place ? La voisine de la dame me dit qu’elle a bien une idée mais préfère la garder pour elle. Le monsieur à côté me dit qu’il n’y a pas d’opinions politiques dirigeant le mouvement. Ce qu’il pense, c’est qu’après tout on pourrait tout aussi bien essayer celle-là. Après tout, elle ne ferait pas pire que les autres. Je ne suis pas d’accord, évidemment, j’argumente un peu, suffisamment mais ce n’est pas mon propos de convaincre.
Ils disent qu’ils reçoivent beaucoup, ils se sentent soutenus. Quantité de personnes leur ramènent du café, des sandwiches, ce matin ils ont eu une livraison de croissants de la part d’un boulanger, ils en ont trop, ils redistribuent aux chauffeurs, au restos du cœur, le monsieur me montre les bananes devant lui — servez-vous.
Je salue, j’ai rendez-vous, il faut que je reparte. En retournant à ma voiture, j’hésite. Je vérifie que j’ai bien un gilet jaune dans le coffre. Je n’adhère pas aux idées politiques que j’ai entendues sourdre derrière les paroles mais… les feux, le partage, ensemble, la précarité, minuit — cinq heures trente et les gosses à coucher… c’est une chose que je reconnais. Il y a de la circulation, du mouvement, une certaine volonté de dialogue et c’est une chose que je reconnais aussi. La rencontre. Peut-on partager le mouvement de ceux avec qui on ne partage pas forcément les opinions politiques ? Peut-on se battre ensemble autour d’une thématique floue qui permet une chose ou son contraire ? J’hésite et l’hésitation est un inconfort. Que je résous. Je traverse le rond-point avec le gilet jaune en évidence sur mon pare-brise. Les gens me sourient et me font de grands gestes. La dame me sourit, c’est à elle que j’adresse ce message : votre lutte est belle et persistante, c’est une chose que je reconnais.

Samedi. Nous passons en famille, traversons le rond-point. Nous ne nous arrêtons pas mais le gilet jaune en évidence sous le pare-brise est comme un signal de connivence. Cela reste inconfortable. Nous ne savons pas bien ce qui de notre geste est entendu et la façon dont il est interprété. Les gens nous saluent, nous reconnaissons quelques têtes connues, très peu en fait, il y a cette joie que je reconnais qui est la joie de se sentir soutenu dans une lutte menée. Cela suffit. Demain nous nous arrêterons.

Dimanche. Il y a du monde sur le terre-plein. Pas grandement. C’est le soir, demain c’est lundi. Ceux qui restent ne resteront plus longtemps mais pourtant… une chaîne s’organise pour aller renflouer une action sur Strasbourg. On ne dit rien, c’est secret, il y a des mouchards parmi nous. Celle qui veut y aller donne son numéro, on l’attend à 23 heures sur le parking. Une dame dit qu’elle irait bien mais qu’elle a sa petite fille. Une autre travaille demain… La veille ils ont bloqué le tunnel de Sainte-Marie.
Nous proposons du jus de pomme. Un monsieur dit que c’est bien, ils n’acceptent plus d’alcool ni de nourriture, certaines personnes prennent l’endroit pour une cantine, il y a eu des débordements, il faut cadrer. La veille, quinze personnes ont vu leur voiture dégradée sur le parking plus bas. Une dame dit qu’elle est la seizième : sa voiture est complètement éraflée. Quelqu’un pense qu’il s’agit des jeunes qui ont bu et quitté le rond-point la nuit passablement éméchés.
Je discute avec un couple. Lui, travaille tous les jours sur Strasbourg, n’a pas d’horaires, impossible pour lui de faire du covoiturage. Et puis avec cette limitation à quatre-vingt. Il ne supporte pas les gens qui roulent à soixante-dix, c’est bien simple, parfois il se retient de les faire valdinguer dans le fossé tellement ça l’énerve. Son voisin renchérit en racontant qu’il était à deux doigts de foncer dans la voiture d’une dame qui téléphonait en roulant à 50 à l’heure, il dit que franchement elle l’aurait mérité. La colère pour la haine. C’est une chose que je peine à comprendre ou à contre-argumenter. D’autant que je sens dans le regard du premier homme une profonde méfiance… Parce que femme, parce que classe moyenne Bac+, parce que ne surenchérissant pas à ses propos ? Il le sent, je le sais, le dialogue s’amorce difficilement entre nous. Je me tourne vers sa femme. Elle me raconte sa dépression. Aide à domicile pour une société, elle n’a pas été payée pour des heures effectuées. Elle s’est battue, a été harcelée, s’est mise en arrêt. Nausées, vomissements, elle n’en pouvait plus. Cela fait un an. Elle est aux prudhommes, a tous les papiers, ne peut pas payer d’avocats mais sa cause est incontestable. Elle a peur maintenant de rencontrer de nouveaux employeurs. Peur que cette histoire lui colle à la peau. Peur de ne plus être à la hauteur.
Une autre femme est près du feu, son bonnet lui couvre les oreilles. Elle rage de ne pouvoir s’inscrire à l’opération du soir. Très vite, elle pose les choses, Je ne suis pas raciste, ah non vraiment pas, ce qu’elle dit amène une connivence. Elle est du même bord politique que moi. Dans la vallée, c’est rare, elles sont deux. Elle dit, ici je suis avec une copine mais il ne faut pas se mentir, il y a du racisme et des idées qui s’expriment ici et qui nous chauffent les oreilles. Elle dit que des gilets jaunes dans le nord ont enfermé des migrants dans un container et que cette nouvelle a réjoui des gens ici : au moins, ceux-là ne viendront plus nous manger notre pain ! Effroi. Comment se réjouir d’une plus grande misère que la nôtre ? Comment aviver des feux pour la lutte et la destruction ? Effroi, effroi, effroi.. et cette bête immonde qui n’en finit pas de manger le cœur de nos colères.
Elle est là pourtant, ne quitte pas la mêlée. Je suis là pourtant. Nous sommes encore dans un moment où, être là permet de poser une voix.
Ils sont trois derrière moi sur le point de partir. Nous discutons. L’homme travaille au conseil général, les deux femmes à la Fonderie. J’apprends qu’il s’agit d’une Scop créée en 1981. C’était sous Mitterand, me dit la dame, à l’époque, on voulait faire la vallée verte, maintenir les usines dans la vallée. La dame est une des membres fondatrices, son amie a rejoint le groupe vingt ans plus tard. C’était difficile à l’époque, c’est ce qu’elle dit. Elle venait d’être licenciée, était en plein divorce. Quand la Scop s’est montée, elle a donné une partie de ses indemnités de licenciement pour être actionnaire. « On était tout un groupe dit-elle, on est devenu actionnaires, certains ont fait des prêts auprès des banques pour investir dans la boîte. Dire qu’au début, on a accepté de laisser une part de notre salaire, on était à moins 8 pour cents puis moins 5 pour cents puis moins 3. Ça a mis un certain nombre d’années avant qu’on retrouve le plein salaire.» Au départ, c’était pas gagnée, ils prenaient un risque. Mais vingt ans après, ils sont 200 avec les intérimaires, on peut dire que c’est gagné. Ils coulent du métal. Les dames en face de moi sont dans la découpe, elles me détaillent toute la chaîne des opérations, c’est passionnant. Elles parlent de leur travail avec fierté. Disent que les niveaux de chez Stanley c’est chez eux, les pièces de Magimix aussi, ils font tout autant des pièces d’avions. « Si on n’était pas diversifiées, on ne s’en sortirait pas… » Elles parlent de la nécessité des circuits locaux. On a des normes écologiques en France, dit la dame, mais les fabricants détournent : ils ont faire la pièce chez nous et voudraient qu’on peigne en Chine pour ensuite refaire venir la pièce chez nous. Elle parle de scandale.
Cette parole revient, celle des profiteurs du chômage. Ils pourraient aller travailler. Tout le monde peut faire ça, travailler. Nous ne sommes pas d’accord. J’adhère à une certaine idée du salaire minimum mais cela je ne le dis pas. Je dis que la fierté du travail vient avec le sens que l’on trouve à son travail. J’aime mon travail et j’en fais plus. Malheureusement on casse cette valeur du travail, on casse le sens et on casse la fierté. Il reste le salaire, la dignité du travail et l’entraide. Pourquoi en faire plus lorsque ni le salaire ni la dignité ni l’entraide ne sont au rendez-vous? L’enjeu n’est pas de convaincre mais de laisser traîner des mots qui font signe d’un autre positionnement. Dialogue, l’enjeu est bien là.
Sur le chemin du retour, F. et moi parlons de diversité, de chaos fertile. Désordre mais aussi puissance de la rencontre quand les mots sortent de l’échange convenu. Les mots entendus nous reviennent qui parlent d’équilibre. Le sentiment d’avoir franchi le point d’équilibre. On endure jusqu’à un certain point. L’inégalité jusqu’à un certain point est une chose admissible. Image du ruissellement, il y a des riches, il y a des pauvres, chacun sa place, c’est comme ça. On n’imagine pas que cela puisse se faire : changer de place. Sauf être à celle des Tuche, changer de place par chance. Et faire rire.
Mais là c’est différents : les règles ont changé, le point d’équilibre est passé, on descend de plus en plus tandis que des autres montent. La précarité contre la démesure. On a peur de perdre sa place. Il ne s’agit pas de tomber du mauvais côté. Les murs sont là qui ne demandent qu’à pousser toujours plus haut.

Lundi. Je passe, je salue, j’ai mon gilet jaune. Un homme au visage fermé tient le rond-point. Il est seul, il ne me salue pas. C’est lundi, c’est peut-être la fin. A la radio j’entends colère, destructions, image dégradée. Les touristes vont fuir les champs Élysées. J’entends structuration nécessaire, porte-paroles émergents, contestation interne. Macron accepte de recevoir des syndicats mais refuse de discuter avec des gilets jaunes. J’entends polymorphe. Ce mot me plaît, il dit la force de ce mouvement. Ce mouvement ne peut être riche qu’en restant polymorphe et inclassable. C’est comme ça qu’il prend place et c’est comme ça qu’il dérange le plus. Car nous avons peur de la lutte quand nous ne connaissons pas les règles. Ils ont peur de la lutte quand ils ne peuvent pas imposer de règles.
Nous ? Ils ? Le monde va vite et les murs s’emballent. De quel côté sommes-nous ? Sommes-nous du côté de ceux qui défendent l’ordre ou de ceux qui le contestent ? Sommes-nous du côté de ceux qui craignent de perdre un peu de beaucoup ou de ceux qui ont peur de perdre beaucoup du peu ? Cherchons nous à être à l’intérieur des murs ou à sommes-nous à la frange, réclamant des murs pour nous séparer d’une autre frange ? Sommes-nous contre tous les murs à réclamer une place inconditionnelle pour chacun, travailleur, chômeur ou migrant ?
Cette question mérite bien plus qu’une réponse. Elle réclame de nous que nous puissions nous déplacer pour varier notre point de vue sur l’ordonnancement social. Dévisager le monde à partir de la place où est l’autre. Entrecroiser les expériences. Parler, entendre, et que la somme de ces paroles échangées lézarde les murs que nous sommes tentés de monter par simple souci d’ordre.
Y être sur le rond-point et accepter l’inconfort de cette place.

Tunnel de Schirmeck, novembre 2018

Gilles et John
Gilles et John

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